Get me out of here!
Lecteur, à peine te racontais-je 24 heures types de ma vie de prof, que je vivais une des journées les plus pourries de ma courte carrière. Tu sais, une de ces journées qui te font remettre en cause tes choix professionnels, ta motivation et parfois ton envie de vivre. Bah, hier, c'était ça.
Le vendredi, c'est toujours un peu spécial. Je commence à 11h30 avec mes chouchous de 1ères L que j'aime d'amour, puis j'ai une pause déjeuner, puis j'enchaîne 4 heures d'affilées mes comateux de Terminales, mes débiles légers de 1ères S, mes mignons de 1ères ES et je termine par mes trolls de Seconde. Oué, de 16h à 17h le vendredi. Je suis leur dernière heure de cours de la semaine et je les ai en classe entière. Ils sont "fatigués" par leur semaine de "travail" mais bizarrement, un ado fatigué ressemble davantage à un héroïnomane en manque qu'à une limace en vitesse de pointe. Si.
Du coup, chaque vendredi, c'est le défi façon Koh Lanta: vais-je arriver à caser 10 minutes de cours sur les 55 minutes de garderie? Va-t-il me rester assez d'énergie pour me taper les bouchons du retour? Serai-je même en état psychique de conduire un véhicule sans risque pour autrui ou moi-même? Rien n'est moins sûr.
Chaque vendredi à 16h, l'angoisse m'étreint. Je me demande toujours de quelle humeur seront mes Secondes avant qu'ils n'entrent en cours. Excités? Certainement, après tout, il ne leur reste qu'une heure avant le week end. Enervés? Probablement, surtout s'ils ont eu un contrôle trop difficile (c'est-à-dire pour lequel ils n'ont rien révisé…) juste avant. Quand le premier élève entre dans la salle, je peux déjà dire comment l'heure va se passer. J'ai cette faculté peut-être propre aux profs de détecter les situations qui peuvent dégénérer. Ça ne me prend que quelques secondes pour savoir si l'heure qui vient va être un enfer ou pas.
Hier, ce fut l'enfer. Et pourtant, j'avais été prévoyante. Comme je sais que je ne peux leur demander aucun effort de concentration ni aucun travail particulier sur ce créneau-là, j'avais prévu une étude de séquence vidéo. La bande-annonce de la série Heroes pour tout te dire. On a vu pire il me semble: la série est récente, sympa, plutôt bien jouée et bien réalisée. Idéal m'étais-je dit, pour intéresser mes blaireaux. Bah faut croire que non.
Je te passe le rituel cirque de leur installation à leurs tables (j'ai même dû les faire se relever et les changer tous de place selon un plan de classe improvisé visant à isoler les trublions et à rapprocher les bons élèves du premier rang d'où ils pourraient peut-être capter une bribe du cours dans le brouhaha ambiant). La bande-annonce dure 1 minute 30. Maximum. Il nous a fallu les 45 minutes restantes pour la regarder, remplir le minuscule exercice à trous que je leur avais préparé, et discuter trente secondes de ce qu'ils avaient vu.
45 minutes aussi longues qu'un concert de jazz fusion. Ou qu'une séance de torture.
J' ai eu droit à:
- Amine, tellement intéressé par ce qu'on faisait, qu'il a gardé son manteau et son sac sur le dos pendant tout le cours, refusant de sortir même un stylo pour noter le cours.
- Thomas qui a passé l'heure à bavarder avec Ayoub, ce qui ne m'aurait pas dérangé outre mesure si Ayoub n'avait pas été assis à l'autre bout de la classe.
- Ayoub, encore lui, qui a refusé de cracher le chewing-gum qu'il mâchouillait tel un bovin affalé sur sa chaise. Après 3 refus d'obtempérer, et de guerre lasse, j'abandonnai, tout ça pour que Môssieur se lève brusquement 15 minutes plus tard pour aller jeter son chewing-gum en me lançant un "Il a plus de goût" aussi insolent que s'il m'avait dit "Regarde ce que j'en fait de ton autorité de prof de mes deux".
- Et bien sûr, Jean-Kévin, qui n'a pas pu s'empêcher de nous faire part de ses commentaires graveleux sur l'actrice blonde habillée en pom-pom girl, à base de "Je veux la même chez moi", ou "Madame, repassez la scène s'il vous plaît" (rire testostéroné à l'appui).
Bien évidemment, les 4 fantastiques se sont pris chacun un rapport, sauf Thomas dont les menaces à peine déguisées ("Même plus j'vous adresse la parole! J'vous jure M'dame, c'est toujours moi alors que j'ai rien fait! Même plus vous m'parlez, ça va, c'est bon!") m'ont incitée à calmer le jeu histoire de pas me prendre un mauvais coup lundi matin. Il perd rien pour attendre puisque du coup, la sanction est en suspens et tombera au moindre coup foireux de sa part. Mon levier à moi, quoi.
Pour finir de m'achever s'il en était encore besoin, j'apprends, en rendant mes rapports à la Conseillère Pédagogique, que deux de mes élèves filles de 1ères L se sont battues le matin même. L'une menaçant l'autre de "la séquestrer dans une cave" et de "crever son grand-père" tout en essayant de l'étrangler. Le motif? Une vague histoire de mec. Ou de rouge à lèvres, je n'ai pas bien saisi. Effarée j'étais. Flabbergasted même.
Voilà lecteur, ma journée d'hier. Il va sans dire que je suis rentrée chez moi exténuée nerveusement, encore fébrile de tous les coups psychologiques qu'il m'avait fallu esquiver, limite prête à donner ma démission tellement ma belle mission éducative me semblait définitivement souillée par la boue de l'ingratitude de ces gamins et de la violence latente même chez les filles les plus apparemment douces.
Ressassant mes ronchonneries, imaginant quelques moyens légitimes de virer de mon cours mes 4 perturbateurs dès lundi, je zappais sans conviction sur les divers journaux télévisés.
Et là, je suis tombée sur les images du tremblement de terre d'Haïti. Etait-ce cette journée particulièrement éprouvante ou mes hormones en vrac? Je l'ignore, mais la vision de ces personnes survivant dans l'horreur la plus absolue, de ces gens agonisant sous les gravas de leur propre maison, de leurs proches qui s'arrachent les cheveux d'impuissance et de désespoir m'a fait fondre en larmes. Tout à coup, mes petites misères de prof de ZEP me paraissaient bien insignifiantes. Et encore plus, l'égoïsme ingrat de mes ados si centrés sur eux-mêmes qu'ils ne se rendent même pas compte de la chance qu'ils ont d'être encore soutenus par un système (trop?) compréhensif, là où d'autres gamins de leur âge n'ont même pas accès à l'eau courante.
Alors oué, on a du courage nous autres profs. Oué, c'est une vocation que de se colleter des nains au bord de l'implosion. Oué je sais pas comment je vais réussir à gérer mes classes sans arme à feu. Mais franchement, aujourd'hui plus que jamais, il serait indécent que je m'en plaigne…
Photo: Film La journée de la Jupe.