Une journée ordinaire dans la vie d'un Titcheur
Le réveil sonne. Ou du moins, mon cerveau léthargique percute qu'il sonne. Enfin, sonner est un bien grand mot, le monsieur de France Info énumère le nombre de morts du dernier massacre en date avant que le monsieur de Météo France ne m'explique qu'aujourd'hui encore, il va neiger et que les routes vont être encombrées. Il est 6h30.
15 minutes plus tard, je réalise que je suis toujours dans mon lit et que j'entends le flash info pour la deuxième fois. Je me lève en panique, me précipite dans la douche que je prends brûlante dans le fol espoir d'émerger plus vite de ma torpeur matinale. Crémage-maquillage-habillage, 10 minutes plus tard, je suis prête. J'avale un petit-déjeuner peu consistant en 5 minutes et file à mon parking.
40 minutes de route – mon sas de préparation à moi. Seule dans ma voiture, j'écoute d'une oreille attentive les mêmes infos que j'avais vaguement captées plus tôt, je savoure le calme de l'habitacle avant la journée qui m'attend. Oh, rien d'exceptionnel! Juste une autre journée de cours dans mon lycée ZEP de banlieue parisienne.
8h: entrée en salle des profs. J'esquive le collègue qui veut absolument me parler de la réforme du lycée ("Un scandale! Une atteinte à notre profession! La fin du lycée tel que nous l'avons connu!") en faisant mine de m'affairer dans mes pochettes de cours. Je ne peux parler à personne tant que je n'ai pas eu mon shoot de caféine. C'est chose faite et je papote vite fait avec une collègue fort sympathique mais très très bavarde, qui ne voit pas mes signaux d'appel à la fuite vers la photocopieuse.
8h25: suivant le vieil adage selon lequel la musique adoucit les mœurs, les premières notes d'un morceau de violon retentissent en lieu de sonnerie. Hé oui, on est en ZEP, tout ce qui peut calmer nos énervés de nains est le bienvenu, et quoi de mieux que de ne pas commencer la journée avec une sonnerie stridente qui déchire les tympans. Ils ont pensé à tout à l'Education Nationale!
8h30: j'ai mes chouchous, les 1ères L. Ils sont super sympas ces 17 là (ah oui, parce qu'en ZEP, t'as des effectifs réduits rapport que 1 contre 35 c'est un ratio adulte/délinquant jeunes que les assurances ne couvrent pas). Bref, mes 1ères L sont géniaux, leur faire cours est un délice, c'est ma dose de coke quotidienne.
10h15: récré. Je file en salle des profs reprendre un shoot de café. Je n'ai que 15 minutes pour échanger quelques mots avec mes collègues que je connais encore mal vu que je suis nouvelle. J'envie la complicité des "anciens", ces profs qui, après plusieurs années dans l'établissement, ont su additionner les quelques minutes par-ci par-là où ils se croisaient pour tisser des liens d'amitié. Perso, en étant là 3 jours par semaine, avec 2 récrés de 15 minutes et une pause déjeuner d'une heure, je trouve ça difficile de s'ouvrir aux autres.
10h30: Sonnerie jazz (est-on plus joyeux de retourner bosser à cette heure là?). Je retrouve mes 1ères S. Sympas, mais franchement pas brillants. Quand tu leur expliques un truc en anglais, à deux à l'heure en choisissant les mots les plus transparents de la langue anglaise, tu obtiens des réactions désespérantes.
Exemple: "Exercise: you must match the English words with their French translations. That is to say, you must make each English word correspond to its French equivalent. Understood?"
Et là, tu as toujours un nain pour te dire avec des yeux grands écarquillés: "Madame, j'ai rien compris à qu'est ce que vous avez dit! Sérieux, j'y comprends trop rien au cours d'anglais."
Soupir de désespoir et je reprends: "Okay, I'll translate in French…"
12h20: Enfin! Pause déjeuner bien méritée. J'avale une salade devant l'écran d'ordinateur de la salle de travail. Oui, je suis un peu Ours ascendant Ermite. Je surfe sur les blogs des copains, je lis mes mails. Je fais ma geek quoi.
13h15: Sonnerie Tubular Bells (si tu connais pas, clique là). J'ai cours avec mes terreurs de Seconde. Je prends ma respiration et rentre dans la salle de cours. Les 24 monstres se précipitent en criant sur leurs chaises. J'attends le calme pour leur demander de se lever et de me saluer poliment. Amine braille: "Madame on fait quoi aujourd'hui?"
Je lui réponds: "Hello to you too Amine…"
Ça l'agace: "Yes, euh, hello. So we do what today?"
Je n'ai jamais compris cette impatience de certains élèves de savoir à quelle sauce ils allaient être mangés. Comme s'il était inconcevable qu'on fasse simplement la suite de ce qu'on avait commencé lors du précédent cours…
Le cours commence, on bosse sur les histoires de crime (on fait ce qu'on peut pour intéresser nos zappeurs de 15 ans). J'arrive à leur faire sortir quelques borborygmes ressemblant vaguement à de l'Ingliche: "The meurdeureur killed ze woman wiz ze gun in ze kitchen."
Ricanement dans la salle. Ah. Je l'attendais celui-là. Mon casse-couille professionnel. Appelons-le Jean-Kevin. Avachi sur sa chaise, j'entends son rire gras et bête résonner dans la salle. Je le reprends rapidement
- Jean-Kevin. Chut.
- Oué vas-y qu'est-ce que j'ai fait?
- Vous riez, Jean-Kevin et y a rien de drôle là.
- Quoi on peut même plus rire maintenant? Vas-y c'est toujours moi de toutes façons.
- Ecoutez, on va pas épiloguer. Taisez-vous et cessez d'interrompre vos camarades qui participent.
- Oué mais c'est vous qui me cherchez! Pourquoi c'est toujours sur moi que ça tombe?
- Jean-Kevin, s'il vous plaît. Passons à autre chose.
- Pffff, vas-y j'fais plus rien là, j'suis dégoûté.
Là tu te retiens très fort pour pas lui dire "Tu peux pas ne plus rien faire, crétin, puisque tu faisais déjà rien!". Tu l'ignores et tu essayes de te concentrer sur la classe. Mais Jean-Kevin est têtu et a décidé d'intervenir à tout bout de champ pour dire n'importe quoi.
- Mouahaha!
- Quoi encore, Jean-Kevin?
- Nan, mais c'est Thomas, il a pété!
- Gni?Ils pètent maintenant? Bon, hé bien, vous êtes pas obligés de nous faire profiter de l'impolitesse de vos camarades.
- Oué mais ça pue! Ouah, le bâtard! T'as le cul pourri ou bien?
Là, franchement, tu hésites entre engueuler l'élève qui s'est lâché en cours (au risque de perdre le contrôle du reste de la classe) ou de faire comme si de rien n'était malgré les effluves qui commencent à se diffuser.
Quand tout à coup: un cor de chasse retentit. Un peu surprise, je réalise que c'est l'heure de la libération fin du cours. Mes Secondes sortent en hurlant, couvrant mes faibles tentatives pour leur donner leurs devoirs.
Fatiguée, je m'effondre sur ma chaise en attendant mes Terminales S.
15h: deux heures de coma profond m'attendent. Car, comment t'expliquer, lecteur qui a quitté le lycée depuis un moment… L'anglais en section scientifique, c'est 2 heures hebdomadaires, pour une épreuve coefficient 2 qu'ils s'imaginent naïvement ne jamais recroiser par la suite vu qu'ils sont scientifiques.
Du coup, je manque de m'endormir dans mes propres cours tant l'énergie déployée par mes soporifiques dadais frise l'encéphalogramme plat. Quand je pose une question, j'ai de l'écho. 20 paires d'yeux me regardent d'un air d'autoroute, attendant que je cède à l'angoisse d'un silence trop pesant. Alors parfois je m'énerve, je les menace de leur faire faire l'exercice à l'écrit et de le noter après. En général, je me ravise. Bah oui, c'est qui qui va se coller les corrections? C'est bibi!
17h: Louis Armstrong entonne un What a wonderful world très à propos puisque c'est la fin de la journée.
Je file en salle des profs, note que samedi matin, ils nous ont collé une réunion parents-profs à 9h, récupère les copies qu'il me faudra corriger le soir même et retourne à ma voiture.
Une heure plus tard, je suis chez moi, un thé fumant et quelques gâteaux en guise de réconfort, le paquet de copies soigneusement oublié dans mon sac. Je me remémore les événements de la journée, me promets de clouer le bec de Jean-Kevin au prochain cours et de parler des problèmes intestinaux de Thomas à ses parents samedi matin.
Je songe à faire subir des électrochocs à mes Terminales, puis je pense à mes 1ères S et à comment leur expliquer les consignes du prochain exercice… Mes pensées se tournent enfin vers mes 1ères L et à leur intérêt vis-à-vis du sonnet de Shakespeare que je leur fais étudier en ce moment. Je me dis que, quand même, y a des petites joies dans mon métier. Se dire qu'un nain catalogué ZEP a pigé l'ironie du sonnet 130 et en a même relevé la parodie du blason pétrarquien, y a pas à chier, ça fait plaisir.
Tout à coup, la réplique qui tue me vient à l'esprit. Celle que j'aurais dû rétorquer à Jean-Kévin: "Ecoute, Jean-Kév'… si Thomas exhale par son postérieur ce qui flotte dans ta cervelle, ne t'étonnes pas que ça sente mauvais!". Ça l'aurait calmé ce p'tit con… Pfffff…